Marco Donadel se lève, prend le feutre et trace un cercle rouge et des flèches sur le tableau blanc. Elles partent d’un même point, se faufilent entre une zone bleue et des croix noires avec en bout de mire la surface adverse. Autour de lui, dans son bureau du Centre Nutrilait Saputo, un petit groupe de passionnés retiennent leur souffle. Ce n’est pas une conférence de presse, ni un débrief d’après-match. C’est une invitation intimiste, presque clandestine: un entraîneur de MLS qui ouvre son laboratoire, sans filtres, et explique comment il veut redessiner le CF Montréal.
Au dehors, le décor est moins flatteur. L’équipe sort d’une saison compliquée, passée dans le bas du classement, avec une communication officielle qui parle de «reconstruction», de patience, de nouveau cycle. Donadel, lui, parle de contrôle, de responsabilité, de marquage individuel et d’espace comme s’il disposait d’un effectif taillé sur mesure et de temps illimité pour imposer sa vision. Ce contraste – entre le projet qu’il décrit et la réalité d’un club balloté par les résultats – est au cœur de l’histoire.
De Florence à Montréal: un coach forgé dans l’urgence
Avant de parler systèmes et canaux, Donadel raconte une scène fondatrice: la fin de son cycle de joueur. Il explique que, la dernière saison, il sentait que «c’est fini», que l’énergie pour faire un énième aller-retour dans une ligue physique n’est plus là. Il bascule alors immédiatement vers l’autre côté: avion, arrivée à Florence vers 9h du matin, taxi directement vers le centre d’entraînement, valises encore à la main, pour commencer les cours d’entraîneur à la Fiorentina le jour même. Pas de pause, pas de sas de décompression entre les deux métiers.
En Italie, il passe ses soirées à discuter avec les responsables, à repenser les cycles de formation, à comprendre comment créer des contextes pour faire progresser des jeunes plutôt que de simplement «gérer» un vestiaire de pros. Il insiste sur ce premier rôle d’éducateur: moins de glamour, plus de répétition, et une première conviction forte qui le suit encore aujourd’hui à Montréal – la nécessité d’organiser l’environnement pour que les joueurs aient des repères clairs, mais aussi des responsabilités assumées.
Ce passage par cette académie dans laquelle il croise un certain Rémi Garde a deux effets visibles dans son discours actuel. D’abord, une obsession de la pédagogie: expliquer, contextualiser, répéter les mêmes principes sous des angles différents. Ensuite, une attention presque maniaque aux profils: chez les jeunes comme chez les pros, il ne voit pas seulement des postes, mais des comportements récurrents, des façons d’habiter l’espace qu’il faut soit amplifier, soit corriger.
«Au volant», mais entouré de choses incontrôlables
Lorsqu’il décrit son métier, Donadel revient sans cesse sur deux mots: contrôle et responsabilité. Il dit aimer la sensation d’être «au volant», d’avoir le sentiment – par moments – de contrôler non seulement son équipe, mais aussi une partie des variables qui l’entourent: le planning, les séances, les moments de charge mentale, la manière de communiquer avec chaque joueur. Mais il reconnaît, dans la même phrase, que beaucoup de choses lui échappent: les blessures, les profils disponibles, le calendrier MLS, la fatigue des voyages, l’historique émotionnel d’un vestiaire qu’il n’a pas construit.
Il se voit comme quelqu’un capable de «travailler 24 heures sur 24» pour gratter 2% de chances supplémentaires de gagner un match. Un cadrage très moderne du coaching: la micro-optimisation permanente, consciente de sa propre limite. Il insiste sur le fait qu’il ne peut être cohérent avec cette exigence qu’en restant radicalement honnête – avec lui-même, avec le staff, avec les joueurs. Dans son récit, la seule manière de supporter la pression est de se regarder dans le miroir après un match et se dire: le plan était cohérent, les compromis étaient assumés.
C’est aussi pour cela qu’il décrit le métier comme un nœud de relations difficiles à faire comprendre à l’extérieur. Il parle des joueurs, du staff technique, du médical, des dirigeants, des supporters. Chacun arrive avec son agenda, son urgence, sa perception du temps. L’entraîneur devient l’interface de tous ces flux, celui qui doit absorber les frustrations et renvoyer quelque chose de clair vers le groupe. De l’extérieur, on voit une compo et un résultat. De l’intérieur, c’est une négociation permanente.

Une saison d’individus dans un projet de collectif
Pendant l’après-midi, une question fuse: «C’est quoi, pour toi, la plus grande incompréhension entre l’intérieur et l’extérieur sur ton rôle?» Donadel répond en parlant de cycles. Il raconte qu’avant même son arrivée à Montréal, il savait reconnaître quand un cycle était terminé, chez lui comme dans une équipe. Il explique qu’en 2017, il sent la fin d’un cycle de joueur. À Montréal, en 2024-2025, il parle d’une saison où le groupe a souvent fonctionné davantage comme une addition d’individualités que comme un vrai collectif.
Il ne se dédouane pas. Il explique qu’il a parfois dû trancher contre le talent brut: accepter de perdre des points ou de se priver d’un joueur très doué parce qu’il ne respectait pas certains principes non négociables. Il insiste sur ces lignes rouges: des choses «sur lesquelles il ne bouge pas», même si cela signifie sacrifier un résultat à court terme. Ce sont des décisions que le public voit rarement: un joueur écarté, un jeune moins utilisé, un changement de rôle. Mais dans sa logique, si ces principes vacillent, le projet n’a plus de colonne vertébrale.
Dans le même temps, il reconnaît que l’équipe a payé le prix de cette tension: des matches où la somme des talents ne produisait pas de structure stable, des phases où les joueurs semblaient plus préoccupés par leurs trajectoires individuelles que par l’identité collective. Il parle d’une MLS «très longue», qui use les corps et les têtes, et de la nécessité de découper la saison en blocs de 9 à 10 semaines, entrecoupés de jours «blancs» pour laisser les joueurs se régénérer et revenir frais dans un nouveau mini-cycle de travail.
Un projet qui commence par «simplifier»
Face à ce constat, Donadel parle de la saison à venir avec un mot-clé: simplification. Il dit vouloir «simplifier les principes et les objectifs» du job, réduire le volume d’instructions pour concentrer l’attention des joueurs sur quelques axes clairs. Il veut aussi reconnecter davantage l’Académie et l’équipe première, en assumant que l’identité du club doit passer par les jeunes formés sur place, et pas seulement par les recrues.
Cette volonté de simplifier n’est pas un renoncement à son idée de jeu. C’est plutôt une adaptation au contexte: dans un environnement où les cycles sont courts, où l’adhésion n’est jamais acquise, il sait qu’un projet trop complexe meurt vite. La difficulté sera de garder l’ambition de son laboratoire tout en offrant aux joueurs une grille suffisamment lisible pour qu’ils puissent la reproduire sous pression, tous les trois jours.
«Nous organisons notre attaque quand l’autre a le ballon»
Là où Donadel devient le plus passionnant, c’est lorsqu’il bascule sur le terrain. Il répète qu’il se fiche des «nombres»: 4-3-3, 4-2-3-1, 3-5-2 sont pour lui des points de départ, pas des identités. Ce qui le fascine, c’est le rapport entre l’espace et le temps, la manière dont une équipe peut organiser son attaque en fonction de ce qui se passe quand l’adversaire a le ballon.
Il explique que l’un des principes généraux de son équipe est de «créer des chances» en travaillant l’espace dès la phase défensive. L’idée n’est pas de subir en attendant un contre, mais de structurer le bloc pour que, au moment où le ballon est récupéré, des couloirs soient déjà ouverts, des canaux déjà occupés. Il insiste sur le fait que l’équipe organise sa structure offensive «quand les autres ont le ballon», en pré-positionnant certains joueurs pour accélérer la transition.
Cette logique le conduit à une utilisation très active du gardien dans la construction. Plutôt que de voir le gardien comme un simple relais pour calmer le jeu, il l’intègre dans des séquences où l’équipe attire volontairement le pressing adverse pour libérer des zones plus haut. C’est un pari risqué: mal exécuté, il expose la ligne défensive et offre des occasions à l’adversaire. Bien exécuté, il permet de casser plusieurs lignes en une seule passe verticale, sans s’enfermer dans une possession stérile.
Marquage individuel: assumer le risque pour contrôler l’espace
L’autre pilier de sa philosophie, très commenté en MLS, est le recours massif au marquage individuel. Donadel le défend autant qu’il le nuance. Il ne parle pas d’un «homme à homme» naïf, où chaque joueur suivrait son vis-à-vis jusqu’aux tribunes, mais d’une structure qui assume que certains duels seront poursuivis très loin, au prix de déséquilibres apparents, pour mieux contrôler certaines zones.
Il évoque des matches où un central sort très haut, suit un attaquant sur 30 ou 40 mètres, et met toute l’équipe en tension. De l’extérieur, cela ressemble à une prise de risque insensée, surtout lorsqu’une passe dans le dos punit ce mouvement. Dans sa lecture, c’est l’incarnation d’un principe: refuser les zones «neutres» où personne n’est vraiment responsable de personne. Ce choix a produit, au cours de la saison, des séquences spectaculaires où Montréal étouffe l’adversaire, mais aussi des moments où le plan semble flirt er avec la rupture.
Lorsqu’on lui demande ce qu’il fait quand les joueurs n’appliquent pas ce qui était prévu – il cite lui-même un match contre Nashville où «ils ne font pas ce qu’il voulait» –, il ne parle pas de cris, mais de processus. Il évoque la vidéo, l’analyse, la répétition, la nécessité d’accepter qu’un système aussi exigeant nécessite plusieurs matches, plusieurs semaines d’erreurs, pour être assimilé. Sa tolérance à l’erreur est faible sur le plan des principes, mais il semble l’accepter dans la phase d’apprentissage.

Profils, canaux et «joueurs qui travaillent l’espace»
Pour comprendre son football, il faut oublier un instant les postes classiques. Donadel décrit son équipe à travers des typologies de comportements, surtout dans le dernier tiers. Il distingue notamment:
- Les joueurs qui «élargissent» l’espace: des attaquants ou ailiers naturels dont la première mission est d’étirer la ligne défensive adverse, de rester larges, de refuser la tentation de rentrer trop tôt dans les zones congestionnées.
- Les joueurs qui «travaillent l’espace»: ceux qui se déplacent entre les lignes, se glissent dans les canaux, se rendent disponibles dans les angles morts de la structure adverse.
Il insiste sur la nécessité d’avoir cinq, six, parfois sept joueurs autour du ballon capables d’offrir des solutions en permanence. Il parle de «créer des canaux», de multiplier les options: venir court, attaquer la profondeur, se décaler sur le côté faible. Son obsession est d’éviter les situations où le porteur n’a qu’une ligne de passe, horizontale, facile à anticiper.
Cette logique le conduit à des ajustements très concrets sur ses joueurs offensifs. Il évoque des profils capables à la fois de fixer un latéral, de rentrer dans l’axe, de combiner en appui-remise, mais aussi de défendre dans un cadre de marquage individuel. Il insiste sur l’équilibre mental: il ne veut pas de joueurs qui «ne jouent que quand ils ont le ballon». Il insiste sur la nécessité, pour eux, de comprendre quand rester haut pour étirer, quand revenir à l’intérieur pour créer une supériorité locale.
Le travail individuel: trente histoires pour une seule idée
Dans cet univers très théorique, le plus surprenant est peut-être la place qu’il donne à l’individu. Donadel explique que son «boulot, c’est d’être individuel avec tous». Il parle de séances où il voit chaque joueur 25 à 30 minutes, avec les données, les vidéos, les statistiques propres à sa saison. Il répète qu’il y a «trente histoires différentes» dans un vestiaire de trente joueurs, trente rêves différents, trente contextes personnels.
Son approche consiste à faire le lien entre ces histoires individuelles et un cadre commun. Il ne vend pas seulement un système; il tente de montrer à chaque joueur ce que son profil change, concrètement, pour l’équipe. Pour certains, cela signifie accepter de courir davantage sans ballon. Pour d’autres, accepter d’être touchés un peu moins souvent, mais dans des zones plus décisives. Pour un troisième, de rester large même lorsqu’il se sent inutile pendant plusieurs minutes.
Là encore, la tension est forte. Il reconnaît que certains joueurs ne correspondent pas exactement à ce qu’il veut, que leurs caractéristiques forcent l’équipe à s’adapter. Il dit accepter cette «dette» envers le profil: lorsqu’un joueur lui offre quelque chose d’unique, il estime qu’il doit adapter une partie de sa structure pour le mettre dans des situations où ce talent sera déterminant.
Un projet à la croisée des chemins
À la fin de la rencontre, je lui demande combien de temps il faut pour que les joueurs comprennent tout cela. Il répond en parlant de semaines, de trois matches, mais on sent bien que la vraie réponse est plus inconfortable. Une structure aussi exigeante demande du temps, de la stabilité, un alignement entre le coach, le vestiaire et la direction. Or le CF Montréal sort d’une saison où rien ne semblait stable, où les promesses de projet se sont souvent heurtées à l’urgence des résultats.
Donadel, lui, ne promet pas de révolution esthétique instantanée. Il promet du travail, des ajustements, une simplification des principes sans renoncer à la radicalité de son idée: attaquer vite, travailler l’espace, assumer le marquage individuel, accepter le risque comme prix d’un contrôle plus fin de certaines zones du terrain. La question, désormais, dépasse son tableau blanc. Elle se jouera dans les couloirs du stade, dans les bureaux, dans la patience d’un public habitué aux virages brutaux.
Dans son bureau du Centre Nutrilait, pourtant, l’espace d’une après-midi, l’équation semble simple. Un entraîneur explique, des passionnés écoutent, un club se cherche une identité. Sur le tableau, les flèches n’ont pas de doute: elles partent toutes du même point et vont toutes dans la même direction. Reste à savoir si, sur le terrain, les joueurs pourront suivre ces lignes imaginées et si Montréal est prêt à vivre avec les risques qui vont avec.



