Nick De Santis : “Le foot n’est pas encore dans nos veines”

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Nick De Santis

Nick De Santis est l’un des très rares personnages qui relient presque 40 ans d’histoire du soccer québécois, des coupons d’essence du Supra aux tribunes pleines attendues pour FC Supra du Québec en CPL. À l’heure où il entre au Temple de la renommée du soccer québécois, son obsession n’est plus sa propre trajectoire, mais la façon dont ce passé peut servir de colonne vertébrale à la prochaine génération.

Des coupons d’essence au Temple de la renommée

Quand Nick De Santis parle de sa carrière, le mot qui revient le plus souvent est « expérience », comme si 35 ans de hauts et de bas formaient aujourd’hui un capital à redistribuer. Intronisé au Temple de la renommée du soccer québécois en 2025, il insiste sur le fait que tout, ou presque, s’est fait ici, au Québec, par choix et par conviction plus que par confort.​

Avant d’être associé à l’Impact de Montréal, puis au CF Montréal, De Santis a surtout été un jeune milieu québécois qui s’accroche à une ligue fragile, la Canadian Soccer League, avec le Supra comme point d’ancrage. Repêché d’abord par Hamilton après un Mondial U20 disputé avec le Canada, il voit finalement ses droits être acquis par le Supra contre une indemnité modeste, puis signe un premier contrat professionnel à un salaire qui dit tout du contexte de l’époque.

Supra, les années pionnières

Le vestiaire du Supra de la fin des années 1980 ressemble à un laboratoire plus qu’à une industrie: la ligue survit saison après saison, les joueurs ignorent souvent si le club existera l’année suivante et les moyens financiers sont précaires. Un jour, le propriétaire – un Montréalais établi en Floride et propriétaire de stations-service – n’a plus les liquidités nécessaires pour payer les salaires; les joueurs reçoivent alors des coupons d’essence, que De Santis revend à la boucherie familiale pour transformer ce carburant virtuel en argent comptant.

L’argent n’est pourtant jamais le moteur principal de cette génération, qui voit surtout dans cette ligue domestique une chance inespérée de jouer pro sans quitter le pays. Pour De Santis et un noyau de Québécois, il s’agit de bâtir quelque chose qui survivra, même si chaque saison ressemble à une fuite en avant entre déplacements, incertitudes budgétaires et conditions de travail artisanales.​

L’Impact comme école de construction

Si le grand public associe surtout De Santis à l’Impact de Montréal, c’est parce qu’il y a occupé pratiquement tous les rôles: joueur, entraîneur-chef, directeur sportif, puis cadre près de la présidence. Ses années sur le banc lui valent notamment un titre de champion et plusieurs premières places de saison régulière en A-League/USL, mais c’est en coulisses qu’il estime avoir le plus appris: comment construire un club de A à Z, sous la houlette d’un président prêt à tout faire, jusqu’à installer lui-même les panneaux de commanditaires les jours de match.

Ce modèle artisanal mais obsédé par le long terme marque profondément sa vision actuelle. De Santis répète que l’Impact a été bâti sur la durée, par un propriétaire déterminé à encaisser les coups, et non sur une promesse de rentabilité rapide dans un sport qui, selon lui, ne pardonne pas les investisseurs pressés de « faire de l’argent ».

« Le foot n’est pas encore dans nos veines »

Quand il regarde le paysage actuel, De Santis refuse le discours de ceux qui parlent encore d’un foot « en train de prendre sa place ». Pour lui, la place est prise: il y a du talent, du volume, des infrastructures, des équipes professionnelles, et bientôt une Coupe du monde masculine au pays. Ce qui manque, affirme-t-il, c’est la dimension viscérale: le foot qui structure les semaines, les discussions et les habitudes, comme le hockey le fait depuis toujours au Canada.

Cette culture ne se limite pas à l’engouement en tribunes; elle se joue aussi dans les sacrifices quotidiens que les jeunes acceptent – ou non – de faire pour se rapprocher du plus haut niveau. De Santis insiste sur une forme d’engagement radical: comprendre que le rêve pro implique des choix de vie, pas seulement des heures de jeu.

Éduquer par le terrain amateur

Depuis plusieurs années, De Santis a choisi de replonger dans le soccer amateur, notamment au CS Saint-Laurent, pour voir de près l’environnement dans lequel grandissent les joueurs. Pour lui, la victoire, dans ce contexte, demeure une conséquence; le cœur du travail est ailleurs: mettre les jeunes dans des environnements exigeants, cohérents, qui les obligent à reconnaître ce qu’il faut franchir pour atteindre le niveau supérieur.

Le Québec, rappelle-t-il, dispose d’une diversité exceptionnelle de profils et d’origines, ce qui constitue un réservoir unique si, et seulement si, les meilleurs talents sont identifiés puis placés dans des structures qui les challengent au quotidien. Cette responsabilité, il la voit partagée entre clubs locaux, instances provinciales et organisations professionnelles.

L’aventure Roses: apprendre à voir à long terme

Quand les propriétaires des Roses de Montréal – l’équipe montréalaise de la ligue professionnelle féminine canadienne – l’approchent, De Santis commence par reconnaître sa faible connaissance du repêchage féminin. Il accepte néanmoins un rôle de consultant, convaincu que son expérience de construction de club peut accélérer la mise en place d’une organisation neuve.

Aux côtés de la directrice sportive Marinette Pichon et de la présidente Annie Larouche, il participe aux grandes décisions: centre d’entraînement, recrutement de l’entraîneur, définition de l’environnement quotidien. Ce rôle lui permet de travailler pour la première fois sans l’urgence du « prochain match », de penser avec une lucidité de planificateur plutôt que de pompier, une posture qu’il juge aujourd’hui précieuse aussi pour Supra.

Envoyer un signal au soccer féminin

Ce qui le frappe chez les Roses n’est pas seulement le niveau de jeu, mais la détermination des propriétaires à offrir aux joueuses des conditions dignes d’un environnement professionnel complet. Améliorations au centre d’entraînement, services de performance, infrastructures adaptées: autant de signaux envoyés aux joueuses et aux fans que ce projet n’est pas un exercice de communication, mais un engagement pour durer.

De Santis voit là un miroir de ce que le foot québécois masculin a longtemps cherché: une structure stable où le terrain peut vraiment parler, où l’on accepte qu’il y ait des hauts et des bas, mais où le plan ne vacille pas à la première mauvaise série de résultats. Son message est clair: la crédibilité d’une ligue se joue d’abord sur l’intention de ses propriétaires.

Les questions qui pèsent sur la CPL

Interrogé sur la durabilité de la Première ligue canadienne, notamment après la disparition de Valour FC, De Santis revient à cette même interrogation initiale qu’il pose à tous les propriétaires: « Pourquoi faites-vous ça? » Il juge rassurant que, dans les projets où il est impliqué, la réponse tourne autour de la volonté de redonner au soccer local et de créer des opportunités, plutôt que d’espérer des retours financiers rapides.

Pour lui, une ligue ne tient que si les propriétaires se voient à long terme, capables de supporter les pertes initiales et de rester alignés sur des objectifs clairs. L’alignement, répète-t-il, doit descendre de la tête de la pyramide – propriétaire, président – jusqu’au directeur sportif, aux entraîneurs et aux joueurs, afin que tout le monde sache à quoi il contribue.

FC Supra, un projet d’ici pour ici

La nomination de De Santis comme conseiller exécutif et membre du conseil d’administration de FC Supra du Québec s’inscrit dans cette logique de projet profondément local. L’expansion annoncée par la CPL pour 2026, avec un club basé à Laval et hébergé au Stade Boréale, ouvre enfin une voie professionnelle masculine stable au Québec en dehors de la MLS.

Supra se donne une ligne directrice ambitieuse: une équipe à ADN entièrement québécois, composée de joueurs formés ici ou possédant un lien fort avec la province. L’idée s’inspire implicitement de modèles comme l’Athletic Bilbao, mais transpose ce principe dans un environnement où le bassin est encore structuré autour de réseaux amateurs, universitaires et de l’Académie du CF Montréal.

Une pyramide à aligner

Dans la vision de De Santis, la pyramide québécoise doit s’organiser avec, au sommet, l’équipe nationale et sa nouvelle crédibilité, puis le CF Montréal en MLS, ensuite FC Supra en CPL, puis la Fédération québécoise et, à la base, l’ensemble des clubs amateurs. La clé, c’est la collaboration: Supra doit être une plateforme où le CF Montréal peut prêter des jeunes jugés encore trop verts pour la MLS, mais avec un potentiel élevé, le tout dans un environnement que le club montréalais connaît et observe au quotidien.

Ce rapprochement permettrait d’éviter des prêts dans des environnements inconnus, où, sous pression, les entraîneurs se réfugient systématiquement derrière les joueurs d’expérience et les plus gros salaires. En maintenant les talents dans « leur cour », avec des relations de confiance et des visites régulières à l’entraînement, Supra espère devenir un chaînon naturel entre l’élite et le reste de la pyramide québécoise.​

Rémunération et reconnaissance des clubs formateurs

Un autre point sur lequel De Santis revient avec insistance est la nécessité de rémunérer, d’une façon ou d’une autre, les clubs qui ont formé les joueurs, que ce soit Longueuil, Saint-Laurent ou d’autres structures. Il fait le lien avec les exigences des licences nationales: on demande aux clubs d’investir plus – en entraîneurs qualifiés, en infrastructures, en structures de formation – il est donc logique qu’ils puissent espérer un retour lorsque leurs joueurs franchissent le cap professionnel.

Cette redistribution, même modeste au départ, participe selon lui à alimenter un cercle vertueux: si les clubs sentent qu’ils sont récompensés, ils sont encouragés à continuer d’investir, à monter leurs standards, à accepter de jouer pleinement le jeu du développement. Ce mécanisme doit être pensé en cohérence avec la Fédération et les clubs pro pour éviter que chacun travaille en silo.​

Un quotidien de consultant plus que de patron

Concrètement, le rôle de De Santis à Supra oscille entre mentorat et stratégie. Il échange régulièrement avec le président Rocco Placentino, le directeur sportif Matteo et le staff technique, rencontrant les entraîneurs chaque semaine pour partager ses expériences de coach, de dirigeant et d’homme de vestiaire pro.

Les camps d’identification organisés cet automne illustrent la façon dont Supra veut se connecter au terrain: en s’appuyant sur les entraîneurs des clubs LS Pro, en les intégrant aux séances, puis en s’asseyant avec eux après coup – président, directeur sportif, staff Supra et responsables locaux – pour discuter de manière transparente des joueurs observés. L’objectif dépasse le simple recrutement: il s’agit de mettre des visages sur des noms, de comprendre les environnements et de construire une base de données vivante du talent québécois.​

Passer du semi-pro au pro: un changement de vie

Dans cette nouvelle CPL, De Santis mesure l’ampleur du saut que devront faire certains joueurs semi-pro qui auront enfin un contrat professionnel. L’époque où l’on arrivait cinq minutes avant l’entraînement en sortant du travail ou des études est terminée: il faudra apprendre à préparer son corps et sa tête, accepter cinq ou six séances hebdomadaires, les déplacements, la visibilité médiatique, les obligations commerciales, la pression des ultras et des réseaux sociaux.

Il insiste aussi sur ce qu’il appelle le « travail invisible »: gym, spécifique sur le terrain, sommeil, nutrition, hygiène de vie. Signer un contrat signifie représenter le club en tout temps, dans la rue comme en ligne, avec tout ce que cela implique sur les comportements et les choix du quotidien.paste.txt​

Identité, grinta et souffrance

Sur le plan footballistique, De Santis dit regarder d’abord une chose quand il observe une équipe: « À quoi elle ressemble? » Aux Roses comme à Supra, il veut voir une identité identifiable, une équipe qui assume son style, tout en acceptant que la réalité de la compétition impose parfois de longues séquences sans ballon où il faut surtout savoir souffrir ensemble.

La « grinta » chère à Placentino, plus qu’un slogan, doit devenir une valeur incarnée: la défense qui commence par l’attaquant, la solidarité dans les phases de pression, la capacité à tout donner même dans un mauvais soir. À l’ère où les entraîneurs peuvent montrer les courses de pressing d’un Ballon d’or pour convaincre les jeunes de travailler sans ballon, De Santis voit dans ces exemples concrets un outil pédagogique puissant.

Objectifs: entre prudence et ambition

À court terme, Supra se fixe des objectifs lucides: être compétitif dès l’entrée en CPL, offrir une vitrine crédible aux jeunes Québécois, redonner une chance à certains joueurs plus âgés issus du semi-pro et construire un produit dont les joueurs portent le maillot avec fierté. Placentino affiche un optimisme contagieux quant à la capacité du Québec à former un effectif de calibre, tandis que De Santis se décrit volontiers comme plus pessimiste, préférant imaginer le verre à moitié vide pour mieux se préparer aux difficultés.

Sur le long terme, il imagine une organisation capable de résister aux tempêtes, fidèle à un processus plutôt qu’aux émotions du dernier résultat. Son rôle consiste justement à rappeler, dans les moments de tension, que le projet est né pour durer et servir la progression du soccer québécois, pas simplement pour gagner le samedi suivant.

Transmettre, encore et toujours

Dans un passage qui en dit long sur sa conception du rôle d’éducateur, De Santis explique qu’un terrain de sport offre parfois une oreille que l’école n’a pas. Il estime que les messages passés dans ce contexte – discipline, respect, humilité, entraide, capacité à se relever – dépassent largement le cadre du cheminement pro: ils préparent surtout des jeunes à affronter les défis de la vie.

Au fond, ce que raconte l’intronisation de Nick De Santis, c’est moins la consécration d’un CV que la reconnaissance d’un passeur. Celui qui vendait ses coupons d’essence à la boucherie familiale continue aujourd’hui de convertir le carburant de ses propres souvenirs en énergie pour une génération qui, elle, ne manquera ni de stades, ni de contrats, mais aura besoin, plus que jamais, de repères.

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